Résumés des interventions

Jeudi 1er Juin 2023


Diffuser les sources et les résultats de la recherche


Marie Cornu, CNRS, ISP : Les données de la recherche comme biens communs, la pluralité des régimes de communalité.

On serait tenté de considérer, d’entrée de jeu, les sources et résultats de la recherche comme des biens communs, c’est-à-dire des ressources a priori partageables, dont l’accès devrait être libre, en particulier lorsque ces ressources sont publiques. Le principe de liberté de la recherche affiché dans les textes postulerait en amont l’accès le plus aisé à la connaissance donc aux sources et aux travaux réalisés à partir de ces sources. C‘est ce que suggère dans son premier article le Code de la recherche évoquant parmi les objectifs de politique publique, le partage de la culture scientifique, technique et industrielle, la valorisation des résultats au service de la société. Instituant un droit d’accès sur le matériau des archives publiques, aujourd’hui élevé au rang de droit et liberté garanti par la constitution, le droit des archives consacre aussi cette idée d’une ressource collective. Mais d’une part, le registre de communalité de ces biens est d’un genre particulier, lieu d’arbitrage entre intérêts divergents publics et privés. La partition entre transparence et secret, entre accès et réservation n’a cessé de bouger, dans le droit comme dans les pratiques administratives et professionnelles. L’accès à ces biens est en l’occurrence concurrencé par de multiples logiques conduisant parfois à leur soustraction de la sphère de publicité. Certaines écoles de pensée contemporaines se sont intéressées aux communs de la connaissance et à la montée en régime propriétariste de certains d’entre eux. C’est ce registre de communalité dans ses éléments de complexité qui sera développé ici.

Agnès Robin, Université de Montpellier : Science ouverte et données de la recherche en droit. Réflexions autour du « cycle de vie » des données de la recherche en droit.

Parce qu’elle pose la question de l’accès, de la diffusion, du partage et de la réutilisation des données de la recherche, la politique de science ouverte traverse l’ensemble de la communauté scientifique et interroge le sens, les modes et les conditions de l’activité de recherche elle-même. La recherche en droit n’échappe pas à la mutation ainsi provoquée. Il s’agira dès lors de comprendre comment la science ouverte, centrée autour de la notion de « donnée », peut provoquer une révolution, d’une part, dans la conduite et la production de la recherche en droit et, d’autre part, dans la création et la fourniture de nouveaux services sur le marché, au risque peut-être, dans les deux cas, de remettre en cause le rôle d’intermédiation traditionnellement assigné aux éditeurs scientifiques au profit de centres de ressources plus ouverts (bibliothèques, archives ouvertes, infrastructures de données et/ou de recherche). L’étude se propose ainsi de s’interroger sur la nécessité de concevoir un nouveau « cycle de vie » des données de la recherche en droit.

Valérie Sagant, magistrate, directrice de l'IERDJ : Diffusion des sources et des résultats de la recherche : les orientations de l'IERDJ.

L'Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice (IERDJ) s'est imposé comme un acteur central du financement et de l'animation de la recherche sur le droit. Valérie Sagant, sa directrice, présente les positions de l'Institut sur l'accès aux sources de la recherche et sur la diffusion de ses résultats.

Identifier les sources et les résultats de la recherche

Benjamin Stora, Université Sorbonne Paris Nord : Mes trois sources.

Dans ma première recherche, l’itinéraire du pionnier du nationalisme algérien, Messali Hadj, avec une thèse soutenue en 1978 à l’EHESS, puis mon Dictionnaire de 600 militants algériens en 1985, j’ai travaillé pendant toutes ces longues longues années à partir de la source écrite, des journaux aux archives étatique (déposées à Aix-en-Provence), des documents diplomatiques (consultés au Quai d’Orsay) aux récits de voyageurs. Puis, a émergé le témoignage des acteurs, leurs paroles servant à corriger, vérifier, infléchir ce que les traces écrites laissaient pour l’écriture de l’histoire. Les archives orales ont aussi été un moyen de contourner les archives d’État. J’étais en contact avec des militants très tôt, puisque j’étais moi-même militant. Beaucoup de vieux militants n’ont pas hésité à me parler. Ils voulaient sortir de l’obscurité, de la clandestinité voulue par le pouvoir colonial ou celle subie par leur mise à l’écart voulue par le FLN de l’époque au pouvoir en Algérie. Dans cette situation, j'ai rencontré de nombreux acteurs qui m'ont permis de construire mon dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens qui est paru en 1985, que j'ai rédigé seul, pendant cinq ans. Ces deux sources d'archives m'ont servi d'impulsion me permettant de contourner les archives d'Etat et en même temps de contourner l'obstacle des archives exilées, des archives passées de l’Algérie à la France. J'allais chercher les témoins, les vieux militants d’exil. Ils avaient 60 ans. J'ai recueilli leurs paroles.

Il y avait là, dans ces premières publications des années 1970-1980, déjà beaucoup de choses que l’on retrouvera dans plusieurs de mes écrits des années suivantes : le gout pour la biographie historique comme moyen de comprendre le destin d’une société ; l’attention portée au nationalisme, et pas seulement à l’examen des conditions socio-économiques pour comprendre une nation dans ses profondeurs ; la volonté de recherche de la pluralité politique, et le refus de l’hégémonisme, de l’exclusivisme porté par un seul parti pour construire un projet national ; le besoin de mettre en évidence les imaginaires, les rêves, comme moteur de l’action (et c’était bien le cas de tous ces militants algériens qui dans leurs espoirs fous des années 1920 prévoyaient une indépendance possible…).

Et puis sont arrivées ensuite, très vite, les images dans les années 1990-2000. Dans mon travail, une « troisième » source, essentielle : l’image fixe, celle de la photographie, ou animée, du cinéma au documentaire, au sens large. L’image s’est solidement installée depuis plusieurs années au rang des sources indispensables, et rien ne semble désormais manquer à sa consécration, les expositions se multiplient, les festivals se développent. L’analyse et le regard sur le monde colonial ancien ne peuvent plus faire l’impasse sur l’image, cette « troisième » source devenue indispensable.

Le passage des images a construit un paysage me permettant de regarder de tous les côtés. En France et en Algérie, au Vietnam et au Maroc où j’ai vécu dans les années 1990..…. Des histoires doubles donc, plurielles, qui montrent un historien « traditionnelle », et un historien engagé, dans le seul temps qui vaille : le présent. Non pas un historien du présent, mais un historien au présent, par-dessus tout sensible à la présence de l’histoire, en son lieu actif, vivant, qui est la mémoire.

Avec le temps qui passe, et l’accumulation des archives étatiques, des témoignages et des images, et la connaissance de mes travaux auprès d’un large public dépassant le cercle universitaire, des « archives » nouvelles sont ensuite venues vers moi : des manuscrits de soldats non publiés, des lettres familiales, des petits films amateurs, des objets appartement à des officiers et des appelés….. une « quatrième » source ? Ce processus d’archives personnelles arrivant directement sur mon ordinateur, par messagerie ou par les réseaux sociaux, s’amplifie…

Antoine Meissonnier, Ministère de la Justice : Comment accéder aux archives judiciaires ?

Avant même d’en venir à évoquer l’accès aux archives judiciaires, il conviendra de revenir sur la diversité méconnue des sources que cette notion juridique recouvre en droit français. Données et documents les plus contemporains du ministère de la justice, de ses services déconcentrés et des juridictions sont ainsi désignés et bénéficient d’un régime juridique protecteur défini par le code du patrimoine. Cette définition rappelée, il s’agira d’exposer les particularismes de l’accès aux archives judiciaires, dont la jurisprudence a rappelé le caractère dérogatoire aux dispositions du code des relations entre le public et les administrations. De ce fait, le ministère de la justice mobilise les expertises de ses services afin d’améliorer la prise en compte des demandes d’accès des chercheurs aux archives judiciaires.

Christophe Bouvier, Archives nationales : La Cour de cassation : deux cents ans d’archives à analyser et repérer.

La Cour de cassation est une juridiction de l’ordre judiciaire, créée le 27 novembre 1790, sous l’intitulé de « Tribunal de cassation ». Ce n’est qu’en 18 mai 1804, que le sénatus-consulte l’an XII lui reconnaît sa dénomination actuelle. Dès l’origine son rôle est de connaître les affaires dans la forme et non dans le fond. Elle est chargée d’examiner la conformité au droit des décisions des juges, elle ne rejuge pas les faits. Les Archives nationales conservent les documents de cette haute juridiction depuis le début du XXe siècle. Les missions de l’archiviste sont de collecter, conserver, communiquer les archives. C’est pour cette raison que les agents du Département de la Justice et de l’Intérieur ont pour principal objectif de rendre accessible au plus grand nombre ces documents dans le respect de la règlementation en vigueur (Code du patrimoine et Règlement européen 2016/679 relatif à la protection des données à caractère personnel). Comment conjuguer accessibilité et respect du droit de chacun ? Deux cent ans d’existence et six chambres en exercice, cela signifie autant de pratiques de production et de conservation qu’il nous faut expliquer et documenter. Chaque dossier de pourvoi est composé de façon hétérogène et le greffier qui archive le dossier est dépendant des producteurs de pièces d’archives (conseiller rapporteur, avocat général, avocat à la Cour de cassation et Conseil d'État). La faible consultation de ces fonds est-elle due au manque de données dans les instruments de recherche ? A la méconnaissance des fonds par les professionnels du droit ? Comment expliquer l'intérêt pour la source publiée au détriment de la documentation primaire ? Deux siècles d’Histoire n’ont pas laissé indemne la production de la juridiction suprême. Placée à l’origine au Palais de justice sur l’Ile de la Cité à Paris, les évènements vont sur de courtes périodes l’obliger à déménager sur le territoire à Tours, Angers ou Alger. Les documents d’archives sont également dépendants de leur lieu de conservation. Les infiltrations et les incendies sont responsables de la perte d’un grand nombre de productions de la Cour de cassation. La recherche est rendue difficile par l'état sommaire des outils de description archivistiques. Les Archives nationales, à l’appui de nombreux chantiers, sont engagées depuis plusieurs années dans des projets de mise en qualité des données. Les liens entre les différentes sources sont également renforcés afin de démontrer la complémentarité entre les archives et les productions d'autres institutions patrimoniales, telles que les bibliothèques.

Anne-Charlotte Martineau, CNRS, CTAD : L’affaire des métis belges et la question de l’accès aux sources coloniales.

Le 14 octobre 2021, le tribunal de première instance de Bruxelles a jugé que le placement forcé d’enfants métis dans des orphelinats du Congo belge dans les années précédant l’indépendance (1948-1961) ne pouvait être qualifié de « crime contre l'humanité ». Je souhaite analyser cette affaire judiciaire afin d’examiner le rôle des archives –et la question cruciale de leur accès– dans le processus plus large des réparations pour crimes coloniaux. Le 29 mars 2018, la Chambre des représentants belge adoptait à l’unanimité une « Résolution relative à la ségrégation subie par les métis issus de la colonisation belge en Afrique ». L’adoption de cette Résolution était d’abord l’aboutissement d’un long combat mené par les métis et leurs ayants-droits et relayé par des associations, des chercheurs, des parlementaires et des médias. C’était également une reconnaissance officielle de la ségrégation dont les métis avaient été victimes sous le régime colonial belge et des conséquences désastreuses de cette ségrégation, dont les adoptions forcées et la perte d’identité et des liens familiaux. En outre, la résolution adressait une série de demandes au Gouvernement fédéral, notamment en matière d’accès aux dossiers d’archives permettant de reconstituer l’histoire des métis coloniaux et, le cas échéant, d’en retrouver le nom de naissance, d’en identifier les parents biologiques et d’en restituer l’histoire familiale. Or, l’accès aux dossiers d’archives (c’est-à-dire, concrètement, l’accès à des actes de naissance, à des décisions de placement en orphelinat, à des informations sur le parcours de l’enfant au Congo, etc.) demeure extrêmement compliqué pour les métis en Belgique, pour des raisons à la fois logistiques et juridiques que j’expliquerai. L’accès aux sources est pourtant un élément clé puisque sans cet accès, les métis sont dépourvus de documents attestant de leur naissance, de leur affiliation, etc. Ils se trouvent ainsi dans des situations extrêmement précaires, suggérant la persistance dans le temps d’un préjudice colonial. J’examinerai la question de l’accès aux sources pour les enfants métis à l’aune de la question plus générale des réparations. À quelques différences près, on retrouve cette même politique de reconnaissance « solennelle » récemment mise en œuvre aux Pays-Bas et, dans une moindre mesure, en France, avec la loi dite « Taubira » de 2004. J’aimerais tester l’hypothèse selon laquelle l’affaire des métis s’inscrirait dans cette même politique de reconnaissance « solennelle » dénuée de conséquences en termes de réparations.

Julie Colemans, Université de Liège : Le rapport au réel et à l’autorité de la recherche en droit.

Les pratiques -professionnelles ou profanes- du droit constituent-elles une source pertinente pour l’élaboration du savoir savant des juristes ? L’anthropologie et la sociologie du droit s’appuient depuis longtemps sur les données de terrain émanant des acteurs du droit qu’il s’agisse de l’administration, des organes parlementaires ou gouvernementaux, des juridictions, du barreau ou du notariat afin de comprendre l’influence réciproque du droit sur les phénomènes sociaux. Pour décrire, analyser et évaluer le droit en vigueur, la science juridique se réfèrent quant à elle, aux sources documentaires autorisées que sont la législation, la jurisprudence ou la doctrine, ces sources se confondant par ailleurs souvent avec le droit en tant qu’objet d’étude. Les méthodes employées par les communautés de chercheurs permettent de tracer la frontière des champs disciplinaires : aux sciences sociales la connaissance du monde réel, aux juriste la connaissance et l’interprétation du droit. Le juriste qui souhaiterait utiliser une méthode qualitative utilisée en sciences sociales tel que l’entretien n’a d’autre choix que de s’inscrire dans une démarche interdisciplinaire qui est souvent désignée par la littérature comme la planche de salut de la science juridique opposée à une vision étriquée de la doctrine. Cette contribution ambitionne de questionner la possibilité pour un « chercheur classique » en droit de s’appuyer sur un matériau empirique afin de décrire et d’interpréter le droit non uniquement à partir de ses sources officielles mais de son application, interprétation ou contournement par les professionnels du droit. Les réalistes américains ont ouvert la voie d’une telle conception du droit. Quelle pourrait-être la plus-value de ce type de savoirs empiriquement ancrés pour la connaissance du droit ? L’Europe continentale est-elle ontologiquement et épistémologiquement prête à abandonner l’autorité pour la réalité ? Poser ces questions permet de mettre en lumière un des traits saillants de la recherche en droit : son lien avec l’autorité inhérente à tout phénomène normatif. C’est probablement la conceptualisation du droit qui en serait totalement impactée.

Ophélie Colomb, Institut de recherche Montesquieu – Centre Aquitain d’Histoire du Droit : Faire et écrire l’histoire du droit à partir de sources juridiques et littéraires : quelles perspectives méthodologiques pour une recherche interdisciplinaire.

Né aux États-Unis au début du XXe siècle, le mouvement Droit et Littérature tire ses origines de l’impulsion de deux juristes : John H. Wigmore et Benjamin N. Cardozo auxquels sont rattachés respectivement les deux courants originels du mouvement, le droit dans la littérature et le droit comme littérature. Aujourd’hui pleinement intégré dans la recherche universitaire en Europe, ce mouvement repose sur le postulat d’horizons partagés entre les deux disciplines. En mobilisant des sources littéraires et juridiques, le mouvement Droit et Littérature met ainsi en lumière les rapports évidents entre les deux disciplines tout en questionnant leurs apports réciproques et mutuels. La littérature – si l’on se place du point de vue du courant « droit dans la littérature » – est un espace de libertés et de critiques au sein duquel une juridicité imaginée mais aussi une juridicité historique peuvent nous apprendre quelque chose sur le droit à une époque donnée. Si l’histoire du droit a su se saisir du mouvement Droit et Littérature, les méthodes et sources proposées par la littérature sont trop souvent tenues à distance. De même, l’invention de nouvelles perspectives méthodologiques, si ce n’est heuristiques, reste impensée ou marginale. Pourtant, il apparaît que la conjugaison de sources juridiques et littéraires dans leurs dimensions archivistiques propose de nouveaux outils pour penser, faire et écrire l’histoire du droit.

Néanmoins, comme c’est le cas en histoire, il existe des obstacles à la prise en compte d’un corpus littéraire en histoire du droit. Les problématiques épistémologiques et herméneutiques de l’étude de textes littéraires en histoire du droit s’apparentent à celles de l’historien confronté à des sources littéraires. À cet égard, le débat portant sur l’historien face à la littérature3 nous permet, par analogie, de cerner les difficultés générales rencontrées par l’historien du droit confronté à des sources littéraires. Une fois ces difficultés dépassées, il s’agit d’éviter l’écueil d’illusoires équivalences entre le droit et la littérature pour montrer, dans une dimension historico-juridique, ce que l’archive judiciaire peut nous apprendre sur la création littéraire, et, réciproquement, ce que l’archive littéraire peut nous apprendre sur le droit à une époque donnée. Le recours à l’archive et à l’inédit apparaît alors comme une méthode heuristique visant à consolider un peu plus la légitimité et la crédibilité du mouvement Droit et Littérature au sein de la discipline de l’histoire du droit. Notre communication tâchera de répondre – à travers des exemples tirés des œuvres de Gide et de Mauriac textualisant la justice institution4 – aux questionnements formulés comme suit :

Quels sont les apports des archives et des sources judiciaires à l’histoire littéraire en général et à l’histoire d’une œuvre en particulier ? Et en miroir, quels sont les apports des sources littéraires à la connaissance du droit du passé en général et à la pratique judiciaire en particulier ? Et au fond, comment les archives judiciaires et littéraires peuvent-elles dialoguer et participer du renforcement théorique du mouvement Droit et littérature ?

Un des renouveaux du mouvement Droit et Littérature pourrait ainsi se situer dans une certaine forme de transtextualité (Genette) où les textes littéraires et les textes juridiques (lois, débats parlementaires, rapports) considérés dans leur dimension archivistique seraient liés par une relation « manifeste ou secrète »

Cette transtextualité entre les textes littéraires et les textes judiciaires visant à l’écriture de l’Histoire pourrait ainsi être appliquée à n’importe quel écrivain ou écrivaine frayant avec le droit.

François Lafarge, Institut national du service public : Les sources « techniques » du droit. Le cas de la création et du fonctionnement des systèmes d’information de l’Union européenne.

Une partie importante des décisions qui mettent en œuvre le droit de l’Union européenne est adoptée par les États membres sur la base d’informations provenant d’autres États membres. Cela concerne surtout les décisions devant être prises dans le cadre de l’exercice des libertés de circulation garanties par l’UE : travailleurs, citoyens, marchandises, services, capitaux et données. Par exemple, la prise en charge d’un ressortissant d’un État membre par le système de santé d’un autre États membre nécessite que des informations sanitaires et de sécurité sociale soient transmises par l’État d’origine à l’État où les soins sont prodigués. De manière générale, la circulation de ce type d’informations est assurée par des systèmes d’informations (SI). Les fonctions de ces SI sont d’obtenir, de stocker, parfois de traiter, et de diffuser les informations nécessaires aux administrations nationales en mesure/situation de prendre les décisions qui s’imposent. L’UE européenne compte plus d’une centaine de tels SI. En matière de libre circulation des personnes citons par exemple l’Échange électronique d'informations sur la sécurité sociale (EESSI) et, dans un autre registre, les SI liés à la sécurité (Passenger Name Record, Visa Information System, Siena, Eurodac, Système d’information Schengen...) En matière de libre circulation des marchandises, il existe plus d’une vingtaine de SI douaniers.

En matière de libre circulation des capitaux, chaque type d’imposition fait l’objet d’un ou de SI dédiés comme le VIES (VAT Information Exchange System) pour la TVA, les DAC pour la fiscalité directe des personnes et ainsi de suite… Lorsque les SI distribuent l’information sans la traiter, en dehors des harmonisations de présentation nécessaires à la compréhension et à l’utilisation commune, le pouvoir décisionnel des administrations recevant les informations et devant prendre une décision est intact, qu’il s’agisse d’un pouvoir discrétionnaire ou d’un pouvoir lié. On peut alors dire que de tels SI ne sont pas des sources de droit mais des sources de la recherche en droit. Lorsque les SI traitent en outre l’information, les choses deviennent plus complexes. Les traitement, réalisés par des algorithmes, débouchent par exemple sur des profilages ou des calculs de risques. Dans ces cas-là, le pouvoir décisionnel des administrations recevant les informations est limité, soit parce que les décisions à prendre sont déjà « fléchées » par les algorithmes, soit parce que leur marge d’appréciation est encadrée par les résultats des analyses de risque. Ces SI sont donc non seulement des sources de la recherche en droit en droit mais « deviennent » en outre des sources du droit. La présente communication propose une première analyse de ces SI articulée en trois points. Elle ne porte pas sur les algorithmes. Les SI ne sont pas la transposition numérique de dispositions juridiques. Ils ont certes une base légale mais ils sont avant tout créés en fonction de « règles », qu’on appelle ici les « sources techniques ». Ces sources sont au nombre de deux La première source technique relève des sciences de gestion. Il s’agit de la modélisation qui a pour but de montrer, graphiquement, l’ensemble des activités impliquées par un flux donné d’informations. Ces activités sont structurées en fonction de leur ordonnancement logique.

La modélisation se fait toutefois en fonction de méthodes, comme le Business Process Modelling, qui doivent elles-mêmes être « personnalisés », c’est-à-dire adaptées aux buts des SI. La deuxième source est l’informatique. Chaque SI nécessite un logiciel dédié. Ces logiciels sont élaborés sur mesure, selon des méthodes de développement de logiciels qui sont elles-mêmes des logiciels comme le RUP Rational Unified Process. On espère, à ce stade, avoir montré que la compréhension des sources techniques de ces SI, en d’autres termes, de leur élaboration et de leur fonctionnement, est fondamentale pour la recherche juridique portant sur des domaines du droit l’UE dans lesquels les SI sont impliqués. S’ouvrent alors logiquement les questions relatives à l’identification puis aux accès matériel et cognitif à ces sources.


Vendredi 2 juin 2023

Accéder aux sources et aux résultats de la recherche

Evelyne Serverin, CNRS, CTAD, ancienne membre du CSM : Quels matériaux pour la recherche empirique sur la justice ?

Par recherche empirique sur la justice, nous entendons toute recherche qui entend produire des connaissances sur les usages, le fonctionnement, et les produits de l'appareil judiciaire, au-delà de la démarche dogmatico-doctrinale de commentaire des décisions à visée normative. Ce type de recherche prend appui principalement sur deux catégories de sources, dont le choix dépend des objectifs visés : les sources statistiques de la justice, pour analyser la dynamique des actions en justice et les modalités de traitement des affaires (1); les sources textuelles, pour rendre compte des motifs et des dispositifs des jugements (2). Chaque source présente des caractéristiques spécifiques, tant en termes de format des données que des conditions de collecte, dont la connaissance constitue un préalable nécessaire à tout traitement (3).

Marianne Cottin, Université Jean-Monnet – Saint-Etienne, CERCRID : Construire des outils de connaissance des activités de justice :  l'élaboration des nomenclatures descriptives des affaires.

La loi Lemaire a placé dans le débat l’open data des décisions de justice, en cours de réalisation. Mais donner accès à des millions de décisions en format texte ne suffit pas. Encore faut-il, pour améliorer la connaissance des activités de justice, pouvoir traiter la masse de décisions ainsi collectées et en tirer de l’information. Traditionnellement, cette connaissance s’appuie sur deux sources principales : d’une part, les données produites par l’appareil statistique du ministère de la Justice et, d’autre part, l’analyse empirique de contentieux. Ces deux dimensions ne sont pas nouvelles mais évoluent. 

Cette contribution propose de présenter l’un de ces deux outils de connaissance, qui s’inscrit dans le développement des données produites par l’appareil statistique du ministère de la Justice. L’élaboration des nomenclatures descriptives des affaires Les statistiques produites par le ministère de la Justice fournissent depuis des années des informations précieuses sur la production des juridictions, issues des applicatifs de gestion des tribunaux (B. Munoz-Perez, « Les statistiques judiciaires civiles, sous-produit du répertoire général des affaires civiles », Droit et Société, 1993, n° 25, pp. 351-360). Certaines activités judiciaires restent toutefois encore en dessous des radars et le développement des outils de connaissance passe par l’intégration, dans les applicatifs métiers des juridictions, de nomenclatures descriptives de la nature des affaires. La construction de ces nomenclatures implique un certain nombre de choix méthodologiques (choix des variables descriptives, point d’application), dont le chercheur est partie prenante. La présentation s’appuiera sur deux exemples : - la nomenclature des affaires civiles du parquet (NACP) construite pour disposer d’éléments inédits sur le travail du parquet en matière civile et faire la corrélation entre le pouvoir donné par la loi au parquet et l’utilisation réelle de ce pouvoir (M. Cottin (dir), B. Munoz-Perez (dir.), Les nomenclatures descriptives des activités civiles du parquet, Rapport du groupe de travail sur l’intégration des activités civiles du parquet dans le dispositif statistique du ministère de la justice [Rapport de recherche] Ministère de la justice, Mission de recherche Droit et Justice 2017, 50 p) - la nomenclature orientée dans les chambres civiles de la Cour de cassation (NAO) destinée à établir un lien avec la nature des affaires traitées par les juridictions du fond, et au-delà, identifier les faits économiques et sociaux engagés dans les pourvois (E. Serverin (dir), B. Munoz Perez (dir), M. Cottin. La Nomenclature des affaires orientées dans les chambres civiles de la Cour de cassation (NAO) : l'élaboration collective d'un outil de connaissance et d'action [Rapport de recherche] Cour de cassation. 2021, 130 p).

 Isabelle Sayn, CNRS, Centre Max Weber : Construire des outils de connaissance des activités de justice : automatiser l'analyse des décisions de justice, l'expérience e-juris.

Donner accès à des millions de décisions en format texte ne suffit pas et le second outil de connaissance annoncé s’appuie sur l’analyse empirique de contentieux. Cette contribution propose de présenter les méthodes d’analyse des décisions de justice et leurs évolutions avec des outils d’analyse automatique, à partir de l’expérience e-juris.

A partir de données issues d’une analyse manuelle de contentieux (environ 5000 décisions du divorce du juges aux affaires familiales), le projet e-Juris s’est donné initialement pour objectif de tester la faisabilité des analyses algorithmiques de décisions, l’analyse préalable permettant de d’apprécier la qualité les résultats produits. Cette expérimentation montre les limites de ces méthodes de connaissance.

Anouk Lamé, PhD Candidate, Center of Excellence for Global Mobility Law (MOBILE), University of Copenhagen : Conceptualiser et utiliser l’open data des décisions de justice administrative : l’exemple du contentieux de l’éloignement.

Depuis Septembre 2021, les décisions de la justice administratives sont progressivement publiées en open data, ouvrant par là un corpus d’une très grande richesse pour les recherches empiriques et analyses computationnelles du droit. Mais accéder à ce riche corpus se mérite : la profusion des décisions et l’absence (pour le moment) de moteur de recherche risquent de décourager le ou la chercheur.se qui souhaiterait l’utiliser, et soulève outre ces obstacles pratiques, des questions conceptuelles sur le type de recherche juridique qu’ouvre ce corpus. C’est à ces deux discussions que cette contribution souhaite apporter des pistes de réflexion. En m’appuyant sur une recherche doctorale en cours qui porte sur l’étendue du contrôle du juge administratif dans contentieux de l’éloignement, je souhaite discuter les implications conceptuelles et pratiques de ce corpus en open data. En particulier, l’accès à l’intégralité des décisions de justice renouvelle la distinction introduite dans les années 1990 par Évelyne Serverin entre l’activité juridictionnelle et jurisprudentielle des tribunaux : sans travail de sélection, de classement et de publication, quel statut donner à ce corpus de décisions comme source d’un travail de recherche juridique ? Est-ce que l’analyse juridique de l’activité juridictionnelle est susceptible de contribuer à notre compréhension du droit ? Plus généralement, quel type de savoir est-on susceptible de produire à partir de ces décisions ? Et, dans une perspective cette fois pratique : comment naviguer parmi les centaines de milliers de décisions disponibles ? Quels outils computationnels sont disponibles, que permettent-ils et, surtout, que ne permettent-ils pas ? En premier lieu, cette contribution introduira une grille d’analyse inspirée de l’ethnométhodologie et de la sociologie pragmatique qui, conceptualisant les décisions de justice dans les affaires d’éloignement comme les archives de micro-épreuves (dans le sens pragmatique de ce terme) successives, permet d’analyser en tant que telle la routine du contentieux de l’éloignement et de questionner les techniques et arguments qui accompagnent cette pratique judiciaire qui est à la fois au centre du rôle du juge administratif et déconsidérée par la plupart de ces mêmes juges. En second lieu, cette contribution questionnera les possibilités de classement et d’analyse permises par les méthodes computationnelles. Prenant appui sur les récents travaux d’analyse juridique computationnelle, qui se sont particulièrement concentrés sur les cours internationales, je souhaite proposer un aperçu de ce qui, dans ces méthodes, serait transposable aux décisions françaises telles qu’accessibles sur la plateforme d’open data. Enfin, cette contribution sera l’occasion de présenter les résultats préliminaires de l’exploration du corpus d’open data dans le cadre de ma recherche sur le contentieux de l’éloignement, et de présenter les difficultés techniques concrètes d’une telle entreprise.

Nicolas Klausser, CNRS, CTAD : L’accès dérogatoire aux sources du droit et le contrôle de l’intégrité scientifiques par des acteurs extra-universitaires.

De nombreux projets de recherche juridique se heurtent au mur de l’inaccessibilité des sources du droit. C’est particulièrement le cas de certaines archives de l’État, non-librement communicables avant un certain délai pour divers motifs, et de l’accès aux décisions de justice rendues par les tribunaux de première instance. Toute entreprise de recherche sur de telles sources nécessite de solliciter une demande d’accès dérogatoire, pour laquelle des garanties d’intégrité scientifique sont vivement recommandées. Ainsi, pour une demande d’accès à des archives ministérielles non-librement communicables pour des raisons telles que la protection du secret médical ou du secret de la défense nationale (visées à l’article L. 213-5 du Code du patrimoine), le service des archives nationales ainsi que le ministère concerné par la demande apprécieront les garanties que présentent le chercheur. Ce dernier devra alors produire un discours démontrant son intégrité scientifique, à l’aide d’attestations de pairs, ou d’articles publiés reposant sur des données similaires. Une fois l’accès à ces sources obtenu, l’utilisation des données se trouve également encadrée par les instances ayant délivré l’accès. Le Conseil d’État a, par exemple, fait évoluer les conditions d’accès à ses bases de données en 2018. Le chercheur désireux d’étudier les jugements rendus par les tribunaux administratifs doit depuis s’engager à, entre autres, détruire les données nominatives une fois le travail achevé, ou à prévenir le Conseil d’État quinze jours avant toute diffusion publique des travaux issus des données collectées. La violation de ces engagements pouvant justifier la suppression du droit d’accès dérogatoire. Ainsi, qu’il s’agisse de l’accès aux archives ou à la jurisprudence, l’intégrité scientifique du demandeur n’est jamais explicitement mentionnée dans les procédures, mais c’est elle qui est visée pour autoriser l’accès, ou encadrer l’usage des données par le chercheur. Une étude de l’accès dérogatoire aux sources archivistiques et jurisprudentielles permettrait ainsi de mettre en lumière les discours relatifs à l’intégrité scientifique produits par ces acteurs extra universitaires. La présente contribution vise ainsi à interroger la définition et le contrôle de l’intégrité scientifique qui résulte des limitations à l’accès aux sources du droit. Notre contribution, qui sera l’occasion de dresser un aperçu des obstacles juridiques pour accéder aux archives et à la jurisprudence, s’appuiera notamment sur des exemples concrets de démarches menées auprès des archives nationales et du Conseil d’État. Elle s’inscrirait également dans la lignée des travaux menées dans le cadre de l’ANR CRISP, visant à interroger les enjeux juridiques de l’intégrité scientifique.

Victor-Ulysse Sultra, PSL-Dauphine, Institut de Recherche Juridique de la Sorbonne : L'accès aux archives et au raisonnement du juge : la jeune recherche face à l'occultisme d'État.

À l’occasion de recherches sur le référendum du 28 octobre 1962, j’ai cherché à avoir accès aux documents liés aux délibérations du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel sur leurs avis et observations sur le projet de référendum. L’accès à ces documents est d’une importance historiographique primordiale : il s’agit de discussions menées par les juges sous le sceau du secret. Ressources précieuses, elles permettent au scientifique d’appréhender avec plus d’exactitude les déterminants de la décision, autrement dit les raisons – avouées et inavouables – du raisonnement choisi. Ces documents permettent de répondre à une quantité de questions : quelle place pour les considérations politiques ; quelle normativité du texte constitutionnel ; quelles controverses résolvent-ils officieusement et officiellement ? Entrées dans le domaine public et libérées du secret des délibérations, elles auraient dû être aisément accessibles. Si la documentation du Conseil constitutionnel le fut – les cartons aux Archives Nationales sont correctement inventoriés avec la possibilité d’avoir un descriptif du carton depuis la salle des inventaires virtuels –, le matériel du Conseil d’État relatif à son avis du 1er octobre fut beaucoup plus difficile d’accès : archives soi-disant perdues, accès restreint aux archives publiques et non scellées, soumission préalable à l’assentiment des services du Conseil d’État pour toute diffusion publique etc. On pourra se demander si cette restriction d’accès aux archives ne révèle pas, en creux, un goût bien français de nos juridictions : l’occulte. Le pouvoir et ses délibérations trouveraient leur sécurité dans une forme de secret à double face. D’un côté, secret d’une communauté d’autorisés qui accèdent au savoir corporatif : on renverra aux éclairantes remarques du regretté B. Latour dans son classique La Fabrique du Droit, sur la transmission des savoirs entre membres séniors de la juridiction et les Commissaires du Gouvernement juniors. D’un autre côté, secret aussi de la recette elle-même. La « potion magique » du droit ne doit pas être dévoilée, sous peine d’en perdre ses effets. Si le juge administratif a fortement infléchi cette tendance historique lourde, il est permis de rester réservé sur la réelle transparence et franchise que la juridiction s’autorise désormais. Sur les dossiers les plus épineux, et souvent dans les cas d’urgence, le Conseil revient à ses premières amours et réserve l’essentiel de son raisonnement pour sa discussion interne. Pour illustrer cette dernière remarque, nous prendrons l’exemple de l’ordonnance CE, 2-7 SSR, 20/09/2022, n°451129, où le Conseil, après avoir indiqué que l’urgence requise par l’article L.521-2 du CJA n’était pas constatée, poursuit tout de même son raisonnement et opère un contrôle au fond, mais se contente d’indiquer qu’il « résulte du diagnostic environnemental préalable […] que la sensibilité du milieu naturel, et notamment biologique, au projet envisagé est modérée, et qu’aucun enjeu de conservation notable n’a pu être identifié. » Il est manifeste que la juridiction a pu lire le diagnostic, en discuter, évaluer sa fiabilité et ses conclusions, mais se garde de reproduire le raisonnement qu’elle a pu tenir en séance d’instruction : elle se contente d’en donner les résultats. Or le scientifique, du droit ou de l’environnement, aurait été très intéressé par le fondement et le raisonnement derrière cette motivation : quel poids fut donné à l’analyse de l’administration, quels tests furent utilisés, quelle place pour les conclusions contradictoires ? Pour cela, il s’agira d’un côté d’exemplifier les techniques de recherche mobilisables pour les archives juridictionnelles – qui permettent de percer ce voile. Et d’un autre côté de mieux comprendre ce qu’il y a à percer, son importance pour la recherche juridique et historique. Plan envisagé : I- Technographie de l’accès aux archives : les ressources utiles pour le juriste II- Le sens de l’occultisme d’État : l’exemple du raisonnement juridictionnel.

Camille Bordère, Centre d’Études et de Recherches Comparatives sur les Constitutions, les Libertés et l’État, Université de Bordeaux  : Imaginer Sisyphe face aux Danaïdes : la doctrine française et l’open data des décisions de justice.

L’open data des décisions de justice se trouve à l’épicentre d’un écosystème politico-économique au sein duquel le discours doctrinal français occupe une place particulière : acteur agissant d’un phénomène qu’il accompagné dès ses premières heures, il en est aussi un acteur passif qui a vocation à recevoir cette data lorsqu’elle sera effectivement ouverte… Ou, peut-être plus justement, cette masse de données que constitue la production de l’ensemble des juridictions françaises. En tant qu’acteur actif de cet écosystème mouvant, le discours doctrinal s’est pleinement saisi des enjeux et des questionnements soulevés par cet open data et des outils qu’il a vocation à alimenter (au premier rang desquels figurent les outils dits de justice prédictive, ou plus généralement les outils d’analyse quantitative de données jurisprudentielles). Il s’en est tant et si bien saisi qu’il s’est formé, autour de cet open data, une forme de concentration doctrinale réunissant plusieurs centaines d’écrits – un discours dans le discours. Or, ce discours n’est pas seulement spécifique du fait de ses objets d’étude, il l’est aussi par une structuration, des codes et des marqueurs qui le singularisent du reste du discours doctrinal français. L’un de ces marqueurs est une certaine inquiétude exprimée pour un ensemble de concepts, de notions et d’idées que cet open data et ces outils menaceraient ; la notion de jurisprudence, la structure et le contenu du raisonnement juridique voire la nature même du droit apparaissent ainsi, à la lecture de ce discours, comme autant de victimes potentielles de la masse de données qu’apportera l’open data des décisions de justice. Les choses sont parfois même encore plus claires, lorsqu’il ne s’agit plus de craindre pour la survie de concepts mais pour celle de certains exercices comme celui du commentaire d’arrêt… Voire pour la survie du discours doctrinal dans sa structuration actuelle. Le discours doctrinal se fait alors Sisyphe, confronté non plus à son éternel rocher mais au flot continu d’un nouveau tonneau des Danaïdes. C’est alors bien ce Sisyphe, cet acteur passif de cet écosystème, qui voit se profiler l’arrivée de l’open data et exprime son inquiétude ontologique, voire existentielle : que lui fera cette masse de sources lorsqu’elle se déversera sans discontinuer sur les serveurs des juridictions, des éditeurs et des Legaltechs ? Pourra-t-il continuer d’accomplir son office lorsque son solide rocher se sera transformé en un flot intarissable, insaisissable ?

L’analyse doctrinale de cet open data devient alors un objet d’analyse à part entière, incluant en son sein même un méta-discours, un regard intérieur angoissé. Encore faut-il, avant de se pencher sur cette angoisse un peu vertigineuse, admettre que l’open data est susceptible d’avoir un effet, positif ou négatif, sur le discours doctrinal et, le cas échéant, savoir de quel(s) effet(s) il est question. C’est à l’analyse de cette double question que la présente contribution se propose de se concentrer. Le premier temps de cette analyse s’emploiera donc, en suivant les indices disséminés par le discours doctrinal français lui-même, à déterminer ce qui, dans l’open data des décisions de justice, est susceptible de heurter, brusquer, d’affecter ou de dégrader ce qui est aujourd’hui considéré comme étant la doctrine française. À l’étude, il apparaîtra alors un certain nombre de nœuds, de tensions que la seule idée de l’open data des décisions de justice fait naître et que sa mise en œuvre est susceptible de concrétiser, que ce soit d’un point de vue épistémologique, méthodologique et, in fine, ontologique. C’est sur ce constat que se construira le second temps de l’analyse. Il s’agira alors, en tirant les conséquences des tensions perceptibles au sein du discours doctrinal, d’étudier non plus ce que l’open data pourrait lui faire, mais plutôt ce qu’il pourrait en faire. Ce second temps, pour prospectif qu’il soit nécessairement, ne le sera cependant pas entièrement puisqu’il sera bâti sur des propositions déjà adressées par le discours doctrinal français au discours doctrinal français. C’est à partir de leur analyse qu’il sera possible, peut-être, d’imaginer Sisyphe heureux.

Johan Lindholm, Umeå University (Sweden), & Daniel Naurin, Oslo University (Norway) : Judicial Data for Lawyers: Accurate, Comprehensible, and Legal.

Judicial decisions constitute one of the core sources of doctrinal legal research, and the same is true for empirical legal studies (ELS) which relies heavily on judicial decisions as the underlying data. ELS obviously seeks to contribute to our collective understanding of the law and legal institutions, but it commonly also produces novel data on judicial decisions and on the judges and courts that produce those decisions. We can refer to this as ‘judicial data’. There is a growing emphasis on making judicial data publicly available. Research funders increasingly demand that the data they funded to produce can be employed by other researchers to answer different research questions. Law journals also progressively require as a condition for publication that the data on which studies are based are made available to ensure reproducibility and ensure research quality. The legal research community obviously share these interests, but how to disseminate judicial data in a way that is transparent, complete, and in compliance with legal requirements, as well as accessible and in a format that most efficiently be expanded on by other scholars, is far from obvious. For example, judicially-focused ELS generally involve turning judicial text to data but, depending on what type of ELS scholars engage in, judicial data can have different shapes (corpora, tabular, graphs etc.). Drawing on the experiences from multiple data-driven legal research projects, the paper highlights such problems and discusses how they may best be overcome.


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